Proche parente des femmes artistes qui ont fait la renommée de l’école d’Utopia - Ada Bird Petyarre, Gloria Petyarre, Kathleen Petyarre et Emily Kngwarreye – et membre comme elles du clan Anmatyerr, Abie Loy Kemarre est née en 1972 dans cette communauté située, au cœur du désert australien, à 275 kms au nord-est d’Alice Springs.
Elle a commencé à peindre en 1994 sur les conseils de sa grand-mère, la célèbre Kathleen Petyarre, qui l’a guidée dans ses premiers travaux, inspirés des « rêves » dont elle est la gardienne rituelle : principalement celui de la « poule du bush » ( Bush Hen Dreaming), - en fait un volatile assez proche de la dinde et qui, comme beaucoup d’animaux en Australie, a une valeur totémique pour certains clans aborigènes - et celui de la « sensitive du bush » (Bush Leaf dreaming) dont cette toile est la célébration.
Remarquable par la maîtrise proprement extraordinaire du dot painting, l’impression de respiration qui s’en dégage, le caractère hypnotique des motifs animés d’un mouvement à la fois centrifuge et centripète, cette toile prouve elle-même le haut degré de conscience et de réussite esthétique auxquelles Abie Loy est parvenue – preuve de la grande qualité de la peinture du désert actuelle et de son inventivité propre.
Le « rêve de la sensitive » qui a inspiré l’artiste lui a bien sûr été dicté par des impératifs religieux : cette plante est liée à un territoire sacré dont Abie Loy et les siens ont la responsabilité. En le mettant en scène, elle manifeste sa « propriété » rituelle sur le site où pousse la sensitive et accomplit un devoir de mémoire puisque que ce sont ses grands ancêtres qui, au Temps du Rêve, ont créé le lieu et y on fait pousser cette plante.
La plante qui se développe à la belle saison est aussi un symbole de fertilité dans une région au climat le plus souvent aride et y consacrer une toile c’est à la fois témoigner de la réalité de cette fertilité et aussi l’assurer pour l’avenir puisque par sa peinture, l’artiste accomplit un acte religieux qui, commémorant le Temps édénique du Rêve où cette plante fut créée, en assure la permanence et garantit la fertilité à venir.
Mais, comme dans beaucoup de rites aborigènes, l’objet célébré est au cœur des cérémonies et de l’imaginaire initiatique des clans et de cette dimension procède sa double valeur à la fois bénéfique et maléfique, selon qu’on est en droit d’en connaître ou non les secrets. La sensitive possède ainsi une double valeur : elle est bien un symbole de fertilité mais aussi un symbole de mort car dans certains cas ses pousses sont nocives.
Ici, tout se passe comme si Abie Loy avait même su concentrer tous ces moyens puisque la toile est aussi manifestement construite par rapport à un point central qui évoque peut-être un point d’eau ou en tout cas un site rituel où la sensitive est encore célébrée – comme elle l’a été pendant des générations - sous forme de danses, de chants et de peintures du sol dont cette toile s’inspire aussi.
Enfin, et cet aspect n’est pas le moins intéressant de l’œuvre, la sensitive est devenue pour l’artiste comme une plante totémique à laquelle Abie Loy s’identifie en particulier du point de vue de son caractère timide. En ce sens, « Bush Leaf Dreaming “ doit aussi se lire comme un « autoportrait » psychologique de l’artiste en même temps qu’il est, plus traditionnellement, une manifestation de son appartenance clanique et de ses liens avec tel ou tel mythe.
Ici, peindre est donc autant un acte de foi que la recherche de la qualité plastique la plus grande car le beau et l’utile (ou l’efficace religieuse) sont les deux faces d’un même acte qui fait exister l’objet, le site ou les êtres représentés pour qu’ils témoignent de l’éternel présent de ce mouvement de création qu’on a appelé le Dreamtime – ou Temps du Rêve.
Stéphane Jacob dirige la galerie Arts d’Australie • Stéphane Jacob. Expert en Art Aborigène, Membre de la Chambre Nationale des Experts Spécialisés en Objets d’Art et de Collection (C.N.E.S.), co-auteur du catalogue des collections du musée des Confluences de Lyon et du livre "La peinture aborigène". Il est signataire de la charte d’éthique australienne Indigenous Art Code, il s’attache depuis 1996 à faire connaître l’art et les artistes contemporains d’Australie.